Vous avez de la chance
- Vous avez de la chance, dit la dame à mon épouse.
- Je sais.
- Gardez-le, on n'en fait plus des comme ça.
- Mais si, mais si, il y en a encore. Un peu de flair suffira.
Qu'avais-je bien pu faire ? Avais-je sauvé des enfants de la noyade ? Avais-je risqué ma vie en combattant une horde de barbares ? Avais-je découvert le vaccin contre la connerie ? Avais-je multiplié des pains, marché sur l'eau ?
Non, non et non.
J'avais pris le cabas, un peu trop lourd, des mains de ma femme pour le porter moi-même.
Eh oui, ça vous en bouche un coin autant d'héroïsme.
Eh oui, ça vous rend jaloux tous les maris de la terre en un quart de seconde, une telle trouvaille.
Ainsi va ce monde.
Laissez passer quelqu'un au passage piéton et le sourire qui vous remercie vous construit illico une auréole en or massif.
Dites Merci Bonjour et Au Revoir et c'est la légion d'honneur assurée.
Tenez une porte, effacez-vous, et c'est une première page.
Refusez de vous faire racketter, c'est le 20 heures.
Partagez votre sandwich et c'est le Panthéon qui se profile.
Laissez votre place dans les transports et là c'est trop. Ce faisant vous méprisez, vous le héros, tous ceux qui étaient là avant vous et ne l'ont pas fait.
Soyez aimable avec une femme sans vouloir la séduire, c'est louche ; vous êtes certainement plus pervers que les autres.
Vous m'avez compris : la normalité est devenue héroïsme, suspect parfois.
On ferait mieux de dénoncer les comportements vulgaires, immoraux, associaux ou illégaux.
Bien calmons-nous.
Pour conclure, je m'autorise un hommage à l'ami Georges qui n'aimait guère ceux qui "(sont) incapable(s) de risquer (leur) vie pour offrir un myosotis à une fille"