Le quotidien est riche
Le quotidien est riche pourvu qu'on ouvre les yeux, les oreilles et parfois la bouche.
Aérogare de l'aéroport de Nice, dimanche matin, une heure d'attente.
Deux caddies débordant de bagages, deux grands-parents débordés, eux et deux petits-enfants, garçon et fille, dix et douze ans, espiègles.
- Tu l'as mis où le sac avec les casse-croûte ? questionne la grand-mère.
Moue dubitative du petit garçon.
- Tu l'as mis où le sac où y'avait le casse-croute ? (on est passé au singulier)
Le regard perdu de l'enfant croise le mien.
- Casse-croûte, ça veut dire sandwich, lui dis-je.
- Ah !.... Bah... je sais pas.
- Mais, c'est toi qui en avait la responsabilité... ajoute mamie.
...
Un groupe de retraités en voyage. Du brouhaha, des conversations inaudibles puis, tout près de moi, j'entends :
"C'est Jeannot Pinsec"
Quart de tour à droite. Il est là, soixante-quinze ans minimum, des yeux d'océan, un regard éclairé, un visage lumineux, une corpulence de bûcheron et un style raffiné très british, des gestes précieux, un gentleman.
C'est lui qui a dit cela.
- C'est qui Jeannot Pinsec ? demandé-je.
Et voilà notre fringant voyageur qui démarre. Dix minutes d'explication de texte du poème de Victor Hugo "Jeanne au pain sec".
Dès le début, je comprends que je n'avais rien compris, mais c'est trop tard. L'interrompre serait un péché.
Même pas honte. Je savoure.
Il ponctue son discours de "Autrefois, nous..." magnifiques et si différents des c'était-mieux-avant habituels. J'ai droit au calcul mental, à la récitation, presque à l'encrier et à la plume sergent-major. Pour lui, je suis un jeune homme.
Dix minutes de bonheur. Il part pour Paris "puis le Nord" dit-il en me serrant la main pendant que ses compagnons le tirent par la veste, comme par habitude, pour ne pas rater l'avion.
...
Un groupe de jeunes gens plutôt turbulents, du genre supporters qui n'ont pas dormi de la nuit.
- Hé, hé, les gars, j'ai vu Jackie Sardou. Ah, non. C'est Michel Sardou, mais j'ai cru que c'était Jackie Sardou.
Plus loin, je vois en effet Michel Sardou qui ressemble plus à sa mère qu'à lui-même.
Le jeune homme a raison.
Et, pour bien ancrer en lui le privilège qu'il vient d'avoir, il ajoute et conclus à l'adresse de la moitié de l'aérogare :
- Oh ! Hé ! Vraiment j'suis trop fort, hé, j'ai vu Michel Sardou. (trop fort. Le fruit des efforts et de l'entrainement sans doute)
...
Une grand-mère et sa petite fille sortent des toilettes.
- Non mais quand même c'est lui qui avait la responsabilité des sandwiches (notez le changement de mot)
La jeune fille, regard malicieux, répond à mon sourire par un rire étouffé, complice.