Nous sommes le 11 janvier 1996. C'est la fin de matinée et je sors de mon bureau près de Bastille. J'achète à la volée un panini tomate-mozzarella. Il sera bien terminé d'ici à Notre-Dame, me dis-je.
J'attaque mon déjeuner tout en me dirigeant vers la cathédrale d'un pas pressé.

Pendant ce temps, un homme a quitté son appartement quelque part dans le XVIème arrondissement, allongé dans une voiture en direction de l'aérodrome de Villacoublay. Il est dans un avion qui l'emmène en Charente.

Oui. On a organisé une messe à Notre Dame de Paris pendant que se préparent les obsèques de François Mitterrand à Jarnac.

Des dizaines de Chefs d'Etat sont là, tous les politiques de tous bords, de l'émotion à revendre, un Lustiger en forme, un Kohl ému et émouvant, un premier rang brochette-d'anciens-Premiers-Ministres, un Chirac digne, etc. etc.
Mais, tout cela, je ne le saurai que ce soir en regardant la télévision, car je n'atteindrai jamais Notre-Dame.
Bloqué, je suis bloqué derrière une barrière à l'entrée d'un pont.
Mais, je ne perds pas mon temps.

Je suis par hasard près de la "sortie des artistes".
Badaud conscient et consentant, je badaude. En une heure, je vois passer les uns après les autres tous les ministres du gouvernement Juppé, l'un cherchant son chauffeur, l'autre sa voiture.
Et, peu à peu, se forme autour de moi un groupe de curieux. Pourquoi ? Parce que chacun veut entendre le nom de la personnalité qui arrive, sa fonction, ses anecdotes. Et je suis le seul derrière ces barrières à tout connaître. J'en tombe des nues. Persuadé que je suis, d'avoir une connaissance tout à fait moyenne dans ce domaine.
- Vous êtes journaliste ? dit l'une
- Non.
- Politique ? dit l'autre
- Non plus.
- Ecrivain, vous travaillez à la télé ?

Me voilà, héros. Je profite de ma petite heure de gloire sans ostentation mais ne peux empêcher les vivats en réponse à "Alain Lamassoure, ministre du Budget". C'est "Questions pour un Champion". Je n'en reviens pas. Aucun de mes voisins de barrière ne connait Alain Lamassoure.

Et, le sommet de ma gloire est à venir.
Un grand homme s'avance au loin, grisonnant, tout de noir vêtu. Il se dirige droit sur nous. Avant de bifurquer sur la droite, à quatre ou cinq mètres, il penche le buste et la tête en signe de salut et me sourit, un peu comme si c'était lui qui m'avait reconnu. Je réponds avec le même geste. Mes fans sont aux anges. Il s'agit de Jean-Marie Cavada, et lui, tout le monde le connait.

Sur le pont au loin, deux hommes ronds et sages marchent côte à côte, duffel-coat et dufflel-coat, devisant tels deux philosophes en promenade. Dominique Strauss-Kahn et Claude Allègre n'intéressent pas les groupies.

Il est l'heure, j'ai un rendez-vous au bureau et je dois refuser le café proposé par la Présidente du fan-club.

11 janvier 1996

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