La banale histoire du jeune Julien Orange (1)
Tout à coup, l’insupportable bruit de la machine à écrire
disparaît et les doigts de la pianiste se figent : Un homme vient de
passer devant son bureau.
Surprise par sa réaction, la musicienne reprend la suite de
sa partition, un peu honteuse.
L’artiste en question, secrétaire au Bulletin Parisien,
s’appelle Martine Page et n’a pas encore d’histoire aux yeux de cet individu
qui l’a troublée tout à l ‘heure, sans même la remarquer. A présent, les
fausses notes pleuvent et le cœur n’est plus au travail.
Qui est-il ? D’où vient-il ? Que fait-il ?
Elle se croit dans un jeu télévisé et cherche, et cherche…
Mais il a quitté si vite son horizon. Il a les yeux bleus,
se dit-elle. Et voilà qu’elle se surprend à se façonner un idéal et à corriger
sa mémoire pour embellir son rêve. Ne plus y penser, travailler, allez dans une
demi-heure c’est la sortie.
Ce soir, elle a oublié, trop fatiguée d’avoir supporté une
machine à écrire pendant huit heures, un métro et un train pendant deux autres
et enfin une marche de dix minutes en côte pour avoir le plaisir et le soulagement de retrouver Jérémie, trois ans, et Jean-Pierre, vingt-cinq.
Son fils, c’est toute sa vie, toute sa joie, toute sa
raison. Son mari, gardien de nuit à la S.A. Matériel Urbain, n’est plus qu’une
habitude, un meuble de plus, victime comme elle d’un amour vite consommé, vite
usé, trop commun.
Ses hommes étaient donc deux, avant d’être trois, avant d’être légion peut-être.
06 h 00. Le réveil sonne. A tâtons, Martine le cherche pour lui clouer le bec à ce gêneur, sûrement payé par le patron. L’importun use toute sa voix avant d’être découvert, bien caché, comme d’habitude, entre le matelas et la table de nuit intégrée, pour affaiblir son automatique respiration.
Qu’il est pénible ce lever qui revient tous les matins pour des causes rarement bonnes. Enfin ! Jérémie ne l’a pas réveillée cette nuit ; c’est déjà ça. Martine se traine jusqu’aux toilettes. Assise sur la cuvette, observée par une affiche surréaliste, elle se regarde dans la glace installée sur la porte et pense à cette réflexion entendue hier : « Elles sont belles les femmes mais il ne faut pas les voir au réveil ». Déçue par son visage, par son image, elle prend le chemin de la salle de bain et entreprend sa toilette, pour être présentable, sortable, pour plaire et pour se plaire. Et soudain, dans le miroir, elle voit un souvenir : cet homme, lumière de la veille, lui réapparait distinctement : Ses yeux sont noirs finalement, ses fesses rondelettes, sa taille ? "Au moins un mètre soixante-dix, dit-elle à haute voix, comme on parlerait d’un géant"
Là, au fond de ce miroir, elle sait que cet homme n’est pas un rêve et deviendra soleil, amour, son amour. Déjà, elle s’excite, elle frétille… elle a peur.
(à suivre)