Un bouquet de tulipes jaunes
« Si je ne trouve pas à me garer tout de suite, je me mets n’importe où, c’est décidé ». Aussitôt dit, aussitôt fait. La voiture trouve sa place sur le trottoir du boulevard Ney, entre deux platanes et advienne que pourra.
J’y suis.
La peur au ventre, j’essaie de me décontracter en
fredonnant «Bichat m’était alors inconnu, je n’y étais jamais
venu... » C’est idiot et pourtant ça me réchauffe un peu. Dehors, il fait
froid et dedans c’est glacial. Cet hôpital est glacial.
L’entrée. L’ascenseur. Le couloir. J’approche... On me déguise
pour me protéger.
Lucide, il sait tout et me le dit. Je l'écoute. Je l'entends.
J’ai trente ans mais trente ans de rien, de vide. Comme lui, je suis décharné, mais de
l’intérieur. Je ne suis qu’enveloppe, apparence. Et pourtant, il me faut
parler. Parler sans avoir l’indécence de rassurer faussement. Parler pour l’ici
et maintenant. Parler pour l’être et pas pour le devenir. Parler pour
respecter.
Putain de sida ! En cette année 1988, le mot est encore
tabou. Jamais il ne sera prononcé concernant Jean-Claude. Par personne.
Le grand public sait peu de choses, il a peur. Je me
souviens même de ceux qui croient que le groupe sanguin O+ est plus exposé parce que zéro positif et
séropositif, ça sonne pareil ; lorsque je dirai que j’ai tenu la main de
Jean-Claude, on me dira que j’ai été imprudent. C’était tout ce que je pouvais
faire. Lui parler, lui prendre la main, le regarder.
Lui sourire, je n’ai pas pu. J’aurais dû, je n’ai pas pu.
La voiture est toujours là et sans P.V. Le « Merde » hurlé sur le volant et les kilomètres de larmes pour atteindre le bureau me font reprendre pied. Et je me présente, digne.
« Anormal » avaient décrété ses géniteurs. Le pays
de Caux, qui n’y est pour rien, devint dans ma révolte un pays de cons.
Jean-Claude, c’était l’humour et la gentillesse. Encyclopédie
vivante des chansons de Dalida, il chantait au bureau, en voiture, partout.
Le vendredi midi, tous les vendredis midi, il achetait un bouquet de tulipes jaunes « pour la maison ». Un jour, je l’accompagnai. Boulangerie pour le sandwich. Fleuriste pour les
fleurs. Banque pour les billets.
Face à l’écran du guichet automatique, il fait mine de
s’affoler :
« Mais, ils sont cinglés. Il n’en est pas
question »
Je regarde et je lis : « Please, input your PIN »
« ça va pas la tête » reprend-il.
C’est seulement en quittant l’entreprise que j’ai pu me
défaire de la pensée hebdomadaire de cette anecdote.
Depuis, les distributeurs
ont appris le français mais, quoiqu'il arrive, toutes les tulipes seront toujours jaunes.
Il venait d’avoir trente-six ans. Bon comme du pain
blanc, il est mort comme un Homme.