Nous étions trop payés
Nous étions trop payés. C'était dit.
La méthode de rémunération des commerciaux n'était pas au point. La naïveté et la méconnaissance des systèmes de commissions avaient fait faire des bêtises à la direction de cette entreprise de l'économie sociale qui voulait rivaliser avec le secteur marchand.
Les salaires des cinq conseillers commençaient à flirter avec ceux des chefs et cela devait cesser de toute urgence. De plus, les employés en question parvenaient à des résultats corrects dans des conditions d'éthique irréprochables et de travail très gratifiantes, sans stress particulier. Ce qui aurait été impensable dans une société privée du même secteur d'activité.
Que faire ? "Revoir les contrats de travail" disait la rumeur.
Le grossier ballon d'essai remonta les étages de la direction plus vite qu'il ne les avait descendus. Alors, "redéfinir les formes de rémunération, partie fixe, partie variable et divers détails". C'est ce qui fut décidé.
Le directeur, qui se voulait social, nous l'avait joué ouvert et nous offrait la possibilité de faire une proposition qu'il étudierait.
Je précise tout de suite qu'aucun Délégué du personnel et aucun Syndicaliste n'était apte à comprendre ni prompt à s'investir dans l'affaire, vu que les "commerciaux", c'était les méchants.
J'entrepris de m'occuper de la chose. Mes collègues me faisaient confiance et acceptèrent mes conditions : "Je fais un projet de A à Z. Je sors 3 propositions et je vous en parle. Aucune réunion de 3 heures où tout le monde va parler dans le vide pour rien. Vous savez que je ne chercherai que notre avantage à tous sans que l'entreprise n'en subisse de conséquences"
Je revins devant eux avec des résultats qu'ils approuvèrent et il fut décidé que je les présenterais à la Direction (je n'étais ni le plus gradé, ni le plus ancien, ni le plus reconnu).
Présentation fut faite. Une semaine de réflexion. Contre-proposition patronale, bien sûr, en réunion de service et là énoooorme surprise. En 15 secondes, je vis que l'offre du Directeur, plus tarabiscotée (l'offre), était, pour nous, financièrement, bien plus intéressante que nos propositions et que l'état actuel des choses.
Je pris la parole et la gardai de peur qu'un collègue, comprenant la même chose, ne laisse apparaître son euphorie.
"Nous réfléchissons"
Réunion entre nous. J'annonce tout de suite de quoi il s'agit mais propose de ne pas donner de réponse avant 10 jours. Il me fallut bien des arguments pour calmer l'ardeur de certains qui avaient peur qu'on revienne sur cette miraculeuse pêche. Que nenni, la Direction était nerveuse et, par la bande, cherchait à connaitre, quotidiennement, l'état d'esprit de l'équipe.
Au bout du compte, nous donnions notre accord avec l'air dépité de ceux qui acceptent de couper la poire en deux.
Résultat : Nos salaires grimpèrent de 35 % en moyenne l'année suivante. Il n'avait même pas été fait de simulation du nouveau barême sur les périodes antérieures. De l'amateurisme pur. Direction nulle. Syndicats nuls.
On est toujours mieux servis par soi-même.
L'entreprise n'était pas en péril, mais l'affront ne passait pas. On ne pouvait plus rien changer, alors on changera les objectifs. Conseil d'Administration, Direction, Encadrement, tous annoncèrent la fin de l'éthique sociale de l'entreprise et promurent l'agressivité commerciale au rang de nouvelle éthique mieux adaptée "aux réalités économiques".
Par respect de mes valeurs, je démissionnai sur le champ. Les autres restèrent.
J'avais du temps. Alors, j'épluchai un peu plus mon contrat, la Convention Collective et le Code du Travail et puisque leur peu de morale m'avait mis au chômage, moi, je les mettrai aux Prud'hommes. Après un premier jugement qui renvoya l'affaire "sur le fond", l'entreprise voulut négocier. Si je gagnais, (ce qui était probable même avec leur grand avocat des beaux-quartiers parisiens face un employé tout seul et pas instruit) elle risquait de voir mes anciens collègues se réveiller. Je négociai sans lâcher un centime et reçus un chèque conséquent (je changeai cette année-là toutes les fenêtres de ma maison. Seul certes, mais mieux isolé). Ce n'était que justice.
J'appris que le mois suivant, de nouveaux contrats de travail avaient vu le jour. Pas vraiment à l'avantage de l'employé bien sûr. Aucun salarié ne démissionna.
Je n'ai pas raconté cette histoire pour faire le malin, mais pour prouver que quand on est dans son droit et dans le respect de ses valeurs, en un mot qu'on défend le défendable, on a des chances de réussir. Que dans ces cas-là, on développe des capacités à la négociation et à la tactique (pas trouvé moins laid) politique insoupçonnées. L''individu est souvent plus efficace que le groupe dans ce type de situation, et pas pour son seul bien, mais pour le bien de tous... si "tous" n'est pas idiot.
J'ajoute qu'on voulut m'enrôler dans un syndicat et qu'on me poussa à faire de la politique, parce que, soit-disant, j'étais efficace. Je ressortis deux, trois anecdotes concernant la médiocrité des syndicats qui défendent pour défendre et des partis politiques qui contestent pour contester... et je m'arrête, je sens que je vous lasse.