NICE to meet you
La panne de la Grande Roue est un bonheur pour Raymond. Elle
intervient au bon moment.
Autant Liliane s’inquiète, à cause du groupe qui ne va pas
les attendre pense-t-elle, autant Raymond est au ciel. Il jubile. Il est
heureux. Au spectacle ! Et quel spectacle !
Il ne s’agit pas du Carnaval de Nice bien différent du leur,
là-haut, celui de Dunkerque, il s’en fiche. Il ne voit ni la Baie des Anges, ni
les piscines sur les toits des hôtels, ni ce tramway flambant neuf qui trace
une virgule harmonieuse sur cette belle place aérée, ni ces montagnes au loin. Il a déjà vu tout ça
d’en bas et sur le catalogue.
Raymond n’a d’œil que pour son caméscope numérique, celui
qu’il a acheté l’année dernière, au Grand Bazar d’Istanbul. Ce caméscope est
magique, magique depuis trente secondes, depuis que la roue et Liliane sont bloquées.
Oui, c’est bien ça, le caméscope transmet les pensées des personnages qui passent dans l'écran :
L’homme : Pourquoi fait-il trop chaud à la FNAC,
pourquoi est-ce si sombre ? Pourquoi est-il plus facile de trouver un bouquin chez Virgin ? Pourquoi la
librairie Masséna me fait peur ?
Mon Dieu qu’elle est belle !
La femme : Je suis contente de faire ça ce matin, il
fait beau, ça m’occupe et je me sens utile.
Oh là ! Il est charmant. Lui, je ne le rate pas.
L’homme : Mais, elle est magnifique, une statue mouvante, vivante, vivifiante. Une rousse, une vraie. Car, seules les vraies rousses savent figer les amoureux des brunes et les amoureux des blondes. Une frimousse flamboyante diraient les romanciers, lumineuse diraient les
scribouillards. Mais là, elle est, elle est atome, boule de feu, centre de la
Terre, brûlure créatrice, cœur du cœur. Incroyable. Rien n’est superficiel,
tout vient de l’intérieur.
Un sourire large et
timide pourtant, un air de madonne prometteuse.
Ses yeux, bleus ou verts ?
Sa presque quarantaine posée et gaie la rend mystérieuse et
accessible, ou l’inverse.
Un bijou de beauté et de sagesse, pures.
La femme : C’est peut-être un touriste. Tant pis,
j’essaie quand même.
"Tenez, Monsieur".
Elle lui tend un prospectus. Il le prend
mais ne regarde que ses yeux.
"Merci"
Il baisse la tête. L’angle du papier glacé est orange.
L’homme : Une publicité pour un opérateur de
téléphonie ? Un parfum ? Des cosmétiques ? Les 3J des
Galeries ?
Merde, mais c’est un tract politique. Cette femme époustouflante
et parfaite distribue un tract politique.
Et pour le maire sortant. Merde et re-Merde.
Fichtre. La rumeur disait qu’il n’aimait pas les pétasses.
C’était vrai.
"Je vous le rends, Madame, j’ai déjà mon candidat et
je respecte les arbres"
"Prenez-le quand même, le meeting c’est
mercredi"
"Non, Madame. Ou alors je vous prends le paquet. Mon
candidat j'y tiens, c’est un humaniste. C'est le plus cultivé et le plus intelligent"
L'homme : Pas besoin d’en dire plus, elle a compris. La preuve, elle
baisse les yeux.
Bon, elle le reprend son imprimé, oui ? Et dire que
c’est un bout de papier avec la tête de l’autre qui fait le lien entre nos
mains. On dirait que le maire célèbre une union.
"Je comprends"
La femme : Mince, mais, j’ai les yeux qui se mouillent. Pétard, mais je rougis. S’il me le demande je change de camp sur le champ.
L'homme : Mais comment une belle fille comme ça peut soutenir ce candidat ? Sacrée psychologie féminine, je n’y viendrai jamais à bout.
La femme : Quel con ! Il n’a rien compris.
Ils n'ont pas le temps de se saluer, de se sourire une dernière
fois, de se tourner le dos.
La roue redémarre et la magie prend fin.
Après trois jours de moqueries et d’insultes de bobonne, Raymond finit par admettre qu’il est sujet au mal d’altitude et remballe ses hallucinations.
Le week-end suivant, à
Zuydcoote, rue de Bray-Dunes, on se passe le film des vacances.
C'est alors que Raymond comprend qu’il n’a pas rêvé ; le
caméscope magique disait la vérité.
Se retournant sur Liliane, pour partager, il la voit, avachie,
endormie sur le fauteuil délabré de grand-mère. Le regard qu’il lance à sa femme est
désespéré.
A cet instant, il pourrait la tuer. On devrait tuer les gens sans poésie,
pense-t-il, pendant que l'arrêt sur image cadre la beauté de la militante de Droite.