La banale histoire du jeune Julien Orange (2)
Liens : (Julien Orange 1)
Tendresse s’acharne à griffer l’un des derniers coins de papier peint intacts. Tendresse, c’est la petite chatte de Julien. Julien, c’est cet homme passé par hasard devant le bureau de Martine Page dans un service du Bulletin Parisien où il est, lui, Monsieur Orange Julien, responsable administratif adjoint.
Blasé, déçu, désespéré mais serein, Julien n’attend plus que demain et encore demain, rejetant plaisirs et bonheur, se méfiant des sourires et des joies, remettant en question le moindre semblant de vérité. Son quart de siècle pèse lourd sur ses épaules de célibataire en sursis. Mais… « ce n’est pas vrai que l’on se damne, on en finit pas d’espérer… » dit la chanson.
Quelques jours plus tard, au pot de départ d’un collègue, Martine et Julien ont l’occasion de se revoir :
- Je ne bois pas trop, dit Martine, à cause de mes
médicaments.
- Tu prends des médicaments ?
- Oui, comme tout le monde, pas vous ?
(Lui, la tutoie dès le début. Elle, connaissant ses élans
trop spontanés, se discipline encore)
- Non, je me soigne tout autrement.
- Ah bon. Et comment ?
- L’autosuggestion.
- Et ça marche ? interroge-t-elle en pouffant.
- Très bien, lâche Julien d’un air habitué à ce scepticisme.
Après quelques banales plaisanteries, Martine annonce son départ déclarant qu’elle a une petite chatte à aller chercher dans le quartier. Julien se sent très heureux de cette coïncidence.
Les jours défilent, comme les nuits, le temps, la vie, les trains et les militaires. Nos héros se croisent, échangent d’amicales poignées de mains et de courtois Bonjour jusqu’à ce matin où Martine ose :
- On mange ensemble ?
Julien, fou de joie, la garde au cœur et répond sans
enthousiasme :
- Si tu veux.
Ils déjeunent au restaurant de l’entreprise, mais ils ne
sont pas seuls, une collègue de Martine les accompagne.
Lui, Julien Orange, vingt-cinq ans, responsable
administratif adjoint, célibataire en sursis, minable notoire, solitaire
éternel, est là, autour d’une table avec deux femmes. Il n’en revient
pas ; du jamais vu. Qui sait
pourquoi, on parle de séduction.
- Moi, je ne fais rien, j’attends ; ça vient ou ça ne
vient pas. Ce n’est pas mon boulot de draguer. Et puis à quoi bon, pour les
emmerdements que ça apporte.
- Mais enfin ! Et les plaisirs ? dit Martine.
- Font-ils le poids face aux chagrins ? Les plaisirs sont
des miettes de bonheur, des bouche-à-bouche pour noyés quotidiens. Les joies ne sont réelles qu’au moment du désir.
Après, plus rien, le vide, les rides, la culpabilité, le remords, le regret.
Alors, j’attends, j’attends les bras baissés, les yeux morts. J’aime le
silence. Je veux le paradis ou rien.
- Mais, tu dois rater énormément de choses. Là, cette
discussion, c’est un plaisir…
- Inutile.
- Mais non, constructif, enrichissant, intéressant.
Julien sait qu’elle a raison, l’entêté, le fier, l’orgueilleux.
La collègue, elle, n’existe pas.
(à suivre)